Texts
« Le plus difficile est de travailler en aveugle ».[1]
- Bram Van Velde
La série « Salamandra’s Icons » (Les Icônes de Salamandra, en français[2]) se composera au total de 200 huiles sur toile de dimensions variables. Commencée en 2017, elle compte aujourd’hui 60 toiles achevées et plusieurs dizaines sont en cours. Chaque toile exprime une figure – une forme, un signe ou un symbole – qui est à la fois représentative[3] et polysémique. Mes formes sont inventées dans un sens kafkaïen, dans le même sens que Franz Kafka utilise pour parler du « mot » dans son journal : « Mes doutes entourent chaque mot, je les vois avant que je voie le mot, mais alors ! Je ne vois aucunement le mot, je l’invente. »[4] Ce processus d’invention, selon le théoricien Ihab Hassan, « nécessite de la patience. La patience est une forme de refus ; elle résiste à l’accommodation dans un monde où la signification s’acquiert bien trop aisément. »[5] Telle l’invention du mot pour Kafka qui naisse entouré de doutes, la naissance de la forme dans l’œuvre Icon est intimement liée à cet état. Car mon processus créatif ne cherche pas à imposer une image ou une forme à la toile ; elle incarne plutôt une volonté obstinée de découverte à travers le processus de la peinture même : une recherche et une expérimentation qui se font sur la toile même. Tout au long du travail pictural, je tente de révéler la forme, de la faire surgir. La surface de la toile se remplissant de gestes peints me sert toujours de prémisse de la naissance de la forme (même si mes gestes paraissent abstraits, elles sont exclusivement de nature figurative[6] – une « homeless representation »[7] pour citer Greenberg). Ma façon de travailler dans la série comporte deux démarches : soit je recherche une forme pour l’inventer, soit je récupère une forme iconique – la citant d’autres œuvres, photographies, objets… – que je veux questionner dans ma peinture. Dans les deux cas, je travaille la facture picturale d’éléments figuratifs : c’est-à-dire que je la remets en question, je la cherche, et je la rends vivante. Ma façon de peindre, de représenter, n’est donc pas figée, stylisée, « stérile » ; elle ne veut pas réitérer une façon de « re-présenter » maintes fois éprouvée depuis des siècles dans la peinture. En somme, mon processus de peinture cherche au contraire à innover, à trouver, et à réactualiser la facture picturale dans la construction d’une forme figurative (l’icône), non pas pour la fabriquer, [8] mais pour l’inventer et l’exprimer.
Dans cette série, je tends vers l’expression d’une forme ‘lisible’ (issue d’une relation claire ‘figure-fond’), mais polysémique. Les différents degrés d’ambiguïté exprimés dans mes « icônes » peints permettent au spectateur plusieurs interprétations de la forme. Sans cette ambiguïté, la forme ne peut fluctuer entre plusieurs possibilités – elle ne peut être polysémique. Dans mon processus, l’œuvre est en perpétuel re-commencement – chaque couche[9] a la fraîcheur de la ‘première fois’, chaque couche peut en être la dernière – c’est un processus dans lequel la « fin » de l’œuvre est presque/souvent imprévisible.
Tandis que le ‘monde des icônes’ dans lequel nous vivons enferme, réduit et uniformise le langage visuel, pour qu’il soit perçu de manière univoque, compris par le plus grand nombre, l’expérience visuelle de la peinture sensibilise le regard autrement ; par une perception singulière (individuelle) et, tel l’Icon peint, elle s’offre à l’interprétation, se donnant à voir à travers une délectation visuelle lente, qui évolue dans le temps. Je peux assimiler la recherche plastique de ma série à ce que Georges Didi-Huberman décrit comme, « un travail des formes équivalent à ce que serait un travail d’accouchement ou d’agonie : une ouverture, une déchirure, un processus déchirant mettant quelque chose à mort et, dans cette négativité même, inventant quelque chose d’absolument neuf, mettant quelque chose au jour, fût-il le jour d’une cruauté au travail dans les formes […] – une cruauté dans les ressemblances. »[10] Il résume que l’« enjeu d’un tel ‘travail’, d’un tel conflit fécond [n’est] rien d’autre qu’une nouvelle façon de penser les formes »[11] – ce que je cherche profondément à mettre en œuvre dans les toiles de la série « Salamandra’s Icons ».
Conceptuellement, on peut dire que l’idée est justement d’aller au-delà du côté ‘physique’ de l’objet ou de l’élément figuratif représenté (une idée davantage concrétisée dans deux récents Icons qui s’inspirent directement de la peinture métaphysique de Giorgio de Chirico). Et c’est dans ce sens que mes Icons subvertissent et agrandissent la fonction de l’icône : ils sont contraires aux icônes qui foisonnent et envahissent notre quotidien contemporain, immédiatement reconnaissables et univoques tels les symboles sur l’écran d’un smartphone. Similairement, comme peinture, mes Icons respectent le sens originel de la double fonction de l’icône, décrit par Michel Thévoz, comme « objet matériel et sensible d’une part, et médiation vers la transcendance invisible d’autre part ».[12]
Je m’intéresse à la force de l’image peinte et à la matérialité de l’image. Les œuvres de la série « Salamandra’s Icons » en sont emblématiques ; elles se réfèrent toujours à une matérialité. Ce qui peut aussi être vue comme un acte de rébellion contre la virtualisation de l’image, et une déclaration de foi – aussi métaversel le monde soit-il, ou devient-il, jamais la peinture, dont la mienne fait partie, ne sera à sa base ‘dématérialisée’.
Lisa Salamandra
1. Bram van Velde cité par Charles Juliet, Conversations avec Bram Van Velde, Paris, éditions P.O.L., 1998, p. 38.
2. Etant de langue maternelle anglaise, les titres de mes séries artistiques et de mes œuvres sont, pour la plupart, en anglais.
3. « Représentative » veut dire figurative, mais je ne restreins pas ce terme à la seule représentation de la figure humaine ou des parties du corps humain, je l’utilise plutôt pour l’ensemble des représentations (formes) qui se rattachent à quelque chose de réel, existant.
4. Franz Kafka cité par Ihab Hassan, The Dismemberment of Orpheus, Toward a Postmodern Literature (trad. Lisa Salamandra), Madison, The University of Wisconsin Press, p. 119.
5. Ibid.
6. Je rappelle ma définition de « figuratif », itéré dans la note en bas ci-dessus.
7. « Je veux parler d’une façon de peindre qui est plastiquement descriptive : elle a des desseins abstraits, tout en poursuivant des desseins représentatifs. En soi, « homeless representation » n’est ni bonne ni mauvaise, et peut-être les meilleurs résultats de l’expressionisme abstrait du passé ont été obtenus en flirtant avec la représentation », Clement Greenberg, « After Abstract Expressionism », in The Collected Essays and Criticism, Volume 4: Modernism with a Vengeance, 1957-1969 (trad. Lisa Salamandra), Chicago, University of Chicago Press, 1995, p. 124.
8. « L’horreur, c’est de fabriquer. De peindre en dehors de toute nécessité », Bram van Velde cité par Charles Juliet, op. cit., p. 45.
9. Par « couche », je veux dire séance de peinture.
10. Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Paris, éditions Macula, 1995, p. 21.
11. Ibid.
12. Michel Thévoz, L’Esthétique du suicide, Paris, éditions de Minuit, Coll. Paradoxe, 2003, p. 126.